Qu’est-ce qu’une montre pour les consommateurs du 18e siècle? Les jeux de mots qui paraissent dans les journaux de l’époque nous le dévoilent.
La presse écrite fait partie de notre quotidien. En ligne ou sur papier, nous lisons journaux et magazines pour nous renseigner, apprendre ou nous distraire. Savons-nous cependant que la presse a des origines anciennes? Elle naît à la fin du 17e siècle. Elle connaît ensuite un essor considérable au 18e siècle, en contribuant à l’émergence de ce que nous appelons l’opinion publique.
Dès lors, avant la Révolution française les journaux constituent déjà un canal d’information essentiel, dont les membres des milieux techniques saisissent l’intérêt. Bien que des publications spécialisées n’existent pas, des horlogers célèbres comme Julien Leroy, Jean-André Lepaute ou Ferdinand Berthoud utilisent les hebdomadaires ou les recueils d’annonces comme un outil de promotion. Ces maîtres écrivent des articles – qu’ils signent ou pas – afin de révéler leurs inventions et découvertes; ils se servent en outre des périodiques pour critiquer sans gêne le travail de leurs collègues et réclamer davantage de soutien de la part de l’État au savoir-faire horloger.
L’horlogerie fait aussi son apparition dans la presse sous une autre forme. On la retrouve notamment dans les jeux de mots qui passionnent les lecteurs et les lectrices de journaux français de l’époque. On nomme ces jeux énigmes, logogriphes ou charades; il s’agit de courts poèmes derrière lesquels se cache un mot à identifier. On les résout en groupe ou en solitaire. Ces devinettes deviennent un véritable phénomène de société qui, depuis la France, conquiert l’Europe. Elles représentent les ancêtres de nos mots croisés, rébus ou grilles de sudoku.
L’expansion de l’horlogerie
Ainsi, dès la décennie 1750 les énigmes en lien avec la mécanique prolifèrent. C’est le mot «montre» qui a le plus de succès; on compte en revanche très peu de poèmes consacrés aux mots «pendule» et «horloge». Cette présence marquée de la montre dans les jeux littéraires atteste l’expansion du marché horloger et reflète la place de plus en plus significative que la montre acquiert dans la société du temps. Comme pour les devinettes, l’engouement qu’elle suscite concerne toutes les classes sociales plus ou moins aisées.
La corbeille de mariage que le roi Louis XV fait préparer à l’occasion des noces du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette ne contient pas moins qu’une cinquantaine de montres. Mais les salariés et les domestiques en possèdent aussi: leurs testaments et inventaires après décès nous disent que, malgré leurs revenus modestes, ces gens acquièrent des montres à répétition en or neuves ou de seconde main. Les devinettes de la presse font par ailleurs fréquemment référence à cet aspect: la montre est un objet de prestige social, associé à la vie citadine plutôt qu’aux mœurs de la campagne.
Néanmoins, ces poèmes véhiculent également d’autres lieux communs. Ces représentations sont partagées par les lecteurs et les lectrices afin de repérer le mot dissimulé dans les vers. À travers leur côté ludique, les énigmes des journaux nous invitent donc à plonger dans l’imaginaire de la montre du 18e siècle avec humour et finesse.
Ces textes nous présentent la montre comme un objet certes élitiste, mais aussi précieux sous plusieurs aspects. Tout d’abord, il est utile, puisqu’il donne l’heure. Ensuite, il est le résultat du savoir-faire d’artisans habiles. Enfin et surtout, la montre est précieuse parce qu’on lui accorde une importante fonction décorative. Elle constitue essentiellement un ornement, comme un bijou, plutôt qu’une pièce technique. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les devinettes fassent référence aux différentes tailles de la montre pour désigner la concurrence entre les deux grandes traditions horlogères de la période: les montres à l’anglaise, avec une circonférence massive assurant davantage de solidité, et les montres à la française aux lignes plus affinées et esthétiques.
À ce propos, les énigmes n’ont de cesse d’évoquer la fragilité de ces pièces, à une époque où les montres tombent et se fracassent fréquemment. Cette vulnérabilité concerne l’enveloppe autant que le mouvement: la saleté, des huiles trop épaisses ou des chocs perturbent facilement la constance du mécanisme. Dès lors, les devinettes incitent les propriétaires à apporter des soins à leurs montres afin de garantir leur régularité; elles rappellent de surcroît quelques règles pour leur entretien, comme le fait de les suspendre au lit la nuit pour limiter le problème des frottements.
Le sens de la précision
Si ces idées résonnent avec notre manière de penser le sens de la montre aujourd’hui, une notion distingue cependant notre conception de celle du 18e siècle: celle de la précision, à laquelle les devinettes de la presse ne font jamais allusion. Bien qu’à la même période on développe des innovations horlogères majeures, les lecteurs et les lectrices demandent à la montre de donner l’heure peu importe comment et peu importe quelle heure. Les montres ordinaires de l’âge des Lumières retardent ou avancent de plusieurs minutes par jour, sans que cela ne préoccupe leurs possesseurs. Du reste, elles demeurent réglées sur le temps solaire vrai, puisque peu d’acheteurs se délectent avec les calculs de l’équation du temps.
Dans les faits, il faudra attendre le 19e siècle pour que l’effervescence technique horlogère du 18e siècle et l’émergence de la chronométrie aient un impact réel sur la mesure du temps auprès d’un plus large public et façonnent notre soi-disant exigence en matière de précision. Lire entre les lignes de jeux de mots banaux peut finalement s’avérer un instrument pour comprendre la relativité du temps et de ce qui l’entoure à une époque donnée.
Rossella Baldi