Vers la fin de sa vie, Voltaire (1694-1778) accueille des centaines d’horlogers genevois dans son domaine de Ferney et rêve de faire concurrence à la Fabrique de la cité de Calvin.
L’implication de personnes célèbres du monde des lettres dans le domaine de l’horlogerie représente un aspect peu connu, mais fascinant de l’histoire horlogère de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau et son ennemi Voltaire, les deux écrivains et philosophes ‹stars› de l’âge des Lumières, nous parlent, chacun à leur manière, de ce lien particulier.
Le premier est fils et petit-fils d’horloger genevois. Il entame un apprentissage de graveur dans sa jeunesse, ce qui lui laisse le goût des formes tracées avec élégance. Il embrasse par la suite une carrière littéraire, mais il n’oublie pas ses origines artisanales: dès lors, il prend la plume à plusieurs reprises pour faire l’éloge du savoir-faire et de l’éthique de cet univers.
Toute autre est en revanche l’attitude de Voltaire, qui nous a légué l’un des épisodes horlogers les plus intéressants de l’époque. Dès 1770, il accueille en effet sur ses terres une colonie composée de centaines d’horlogers genevois avec lesquels il s’associe dans le but déclaré de ruiner le commerce de la Fabrique genevoise.
Des horlogers sans droits civiques
Cet exode fait suite à une longue décennie de conflits sociaux, économiques et politiques qui secouent la cité de Calvin. Les enjeux de ces tensions sont complexes. Elles engagent la France, qui mène une véritable guerre économique contre Genève, qu’à Versailles on définit comme «la guerre des horlogers». Sur le plan social, ces animosités touchent plus spécifiquement les natifs, c’est-à-dire les fils d’habitants de Genève qui ne possèdent pas le titre de bourgeois. Ils composent la majorité des ouvriers de la Fabrique. Dès le milieu du siècle, leur position et leur liberté se dégradent. On leur empêche d’être reconnus comme de vrais citoyens et on leur refuse des droits civils ordinaires, tels que ceux d’ouvrir des magasins, de vendre leurs produits ou d’occuper des charges au sein des corporations.
Après des affrontements, des morts et des tentatives menées par les natifs pour s’implanter ailleurs, nombre d’entre eux trouvent enfin refuge chez Voltaire en 1770. Installé depuis 1758 dans le château qu’il a fait construire à Ferney, dans le Pays de Gex près de Genève, il est l’auteur le plus influent et le plus riche de son temps. À la différence de Rousseau, qui préconise une vie de simplicité, Voltaire aime le luxe. Grâce à ses relations avec les puissants de l’Europe et à un don avéré pour les investissements lucratifs, il jouit d’une rente annuelle équivalente à celle de certains membres de la famille royale française. Dans son domaine, il réalise des expériences industrielles et artisanales variées: il finance notamment des ateliers de tannerie, de tuilerie, de poterie, de bas de soie, de dentelle et de céramique.
L’arrivée des horlogers vient donc élargir ce portefeuille d’activités. Voltaire y entrevoit l’opportunité de faire vivre les catholiques et les protestants dans l’harmonie. De surcroît, cette migration offre à l’écrivain, désormais âgé de 70 ans, la possibilité de conduire sa propre bataille contre la bonne société genevoise, avec laquelle il ne s’entendait plus depuis des années. Ainsi, Voltaire va déployer son énergie et ses capitaux pour établir une manufacture horlogère concurrençant Genève et pour prouver à Louis XVI qu’il est bien plus qu’un philosophe.
Voltaire, l’ambitieux PDG d’une entreprise horlogère
Voltaire accueille d’abord les artisans dans une grange qui lui sert de théâtre; des habitations sont ensuite bâties pour les loger. Il leur octroie des prêts sans intérêt et les fournit en matières premières, surtout en or. La production des horlogers de Ferney se calque en effet sur celle de Genève, spécialisée dans la montre émaillée et sertie de pierres précieuses. Le catalogue de la maison Dufour & Céret présente cependant une large variété de qualité et de pièces, fabriquées à des prix concurrentiels par rapport à ceux du marché français. Il comprend des montres en or et décorées, des montres à secondes, des montres à échappement à cylindre et des montres en argent simples. En 1773, la production atteint les 4000 unités. Elles ne portent pas le nom de Voltaire, mais celui de Ferney ou une de ses déclinaisons.
Pour écouler les montres, Voltaire ne recule devant rien. S’il obtient de les faire circuler par la poste française sans frais, il exploite son réseau aristocratique et diplomatique pour leur trouver des débouchés. Il n’hésite pas à adopter des stratégies de vente audacieuses et orchestre plusieurs envois à la cour de France; toutefois, les montres demeurent impayées, car elles n’avaient pas été commandées. Finalement, c’est l’impératrice de Russie Catherine II qui devient la meilleure cliente de Ferney: sans faire de commentaires, elle honore les factures pour des ordres jamais effectués. Avec la souveraine, Voltaire réfléchit même à profiter des territoires et des agents russes pour ouvrir des nouvelles voies commerciales vers l’Asie et la Chine. Le philosophe ambitionne d’y détruire la présence horlogère genevoise et de mettre un frein au monopole britannique dans le secteur.
L’ambition de Voltaire ne connaît pas de limites. Ainsi, il demande le titre de «manufacture royale» pour les ateliers de son village. Ce privilège, qui dépend de la couronne française, ne lui est pas accordé, mais l’appellation est inscrite sur la façade d’un des nouveaux édifices de Ferney. La dénomination n’est pas la seule chose que le royaume refuse aux horlogers de Voltaire: en vain, ils essaient d’obtenir le droit de travailler leur or à 18 carats comme à Genève, alors que la législation française exige l’usage de l’or à 20 carats.
La question de l’or illustre bien le problème de l’entreprise du philosophe. Exporter les modèles et les pratiques de la production horlogère genevoise en dehors de la République s’avère difficile. Aussi, un autre élément manque aux artisans de Ferney: le succès de l’horlogerie genevoise repose sur une solide structure commerciale et des réseaux à l’efficacité éprouvée, au sein desquels les voyages d’agents, marchands et établisseurs tiennent une place essentielle. Bien qu’étendu et considérable, le réseau personnel de Voltaire ne suffit pas à rivaliser avec cette organisation.
L’aventure de la colonie horlogère de Ferney est donc de brève durée et ne survit pas à la mort de Voltaire, survenue en 1778. Les horlogers reviennent à Genève, qui favorise leur retour. En 1784, Jean-Antoine Lépine est sollicité afin de relancer la manufacture qu’il connaissait bien: du vivant de Voltaire, il avait ouvert un comptoir dans le hameau. Le projet ne se concrétise pas. En 1793, c’est au tour d’Abraham-Louis Breguet de réfléchir à la possibilité d’installer sa production à Ferney, sans cependant finaliser son dessein. C’est principalement l’abondante correspondance de l’écrivain qui a conservé la mémoire de cette histoire. Ces lettres, rédigées avec humour et perspicacité, contiennent beaucoup de commentaires sur le monde horloger qui, deux siècles et demi plus tard, restent d’une étonnante contemporanéité.
Rossella Baldi