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La masse créée par l’homme atteint la biomasse

En 1873 déjà, le scientifique italien Antonio Stoppani constatait que l’homme était devenu un facteur géologique important à l’échelle planétaire. Il proposa donc que l’holocène, ère géologique actuelle, devrait se terminer en 1800 pour marquer le début de l’ère industrielle et d’une nouvelle ère géologique.

L’holocène avait débuté il y a 11’700 ans, lorsque la glaciation de Würm ayant duré environ 100’000 ans se termina avec un réchauffement climatique spectaculaire. En effet la température moyenne au niveau du Plateau Suisse monta de -3 à +7 degrés Celsius.

D’après Stoppani, l’an 1800 devrait marquer le début d’une nouvelle ère géochronologique qu’il appela Anthropocène, nom dérivé du grec antique „anthropos“ ce qui signifie être humain. Du vivant de Stoppani, le monde avait 1¾ milliards d’habitants produisant environ 0,02 tératonnes de biens de toute espèce, y compris les bâtiments et l’infrastructure des transports, donc routes et voies ferrées. Ce chiffre se rapporte à la masse sèche des biens, donc sans compter leur teneur d’eau. On retiendra qu’une tératonne équivaut à 1012 tonnes, donc mille milliards de tonnes ou 1018 grammes, c’est à dire un milliard de milliards de grammes.

Gaz à effet climatique

Vers la fin du XIXe siècle, les chiffres précités n’impressionnèrent personne et furent vite oubliés. Mais une centaine d’années plus tard, le météorologue et climaticien néerlandais Paul Crutzen (1933-2020) publiait ses travaux sur le trou d’ozone antarctique. Il se partagea le Prix Nobel de Chimie de 1995 avec M.J. Molina et F.S. Rowland. C’est alors que le grand public mondial commença de réaliser le problème des gaz à effet climatique, y compris le gaz carbonique CO2. De plus, vers la fin du XXe siècle, la masse des biens créés par l’homme, donc anthropogènes, atteignait 0,3 tératonne.

Ce trend ne s’affaiblit pas, bien au contraire : la population mondiale est montée à 7,8 milliards et double tous les 20 ans la production de masse anthropocène. Avec une marge d’erreur de ± 6 ans nous avons donc atteint le niveau de la biomasse mondiale vivante qui est estimée à 1,15 tératonnes. Cette biomasse consiste à près de 90 pourcents en plantes, surtout arbres et broussailles; ils sont suivis par les bactéries, les champignons, les archéobactéries et les protistes (algues et protozoaires). La contribution des animaux – y compris les insectes – est estimée à 4 gigatonnes (c’est à dire 4 milliards de tonnes).

Le transformateur géochimique humain

Le poids (matière sèche) de l’humanité entière vivant aujourd’hui est de quelque 120 millions de tonnes, il est donc relativement faible. Mais le défrichage de forêts tropicales au profit de produits agricoles comme le maïs, le soja et l’huile de palme a conduit à une diminution de la biomasse d’un facteur 2. Une tératonne de forêt est remplacée par 0,01 teratonne de plantes cultivées.

Même si la masse de nous autres humains est relativement faible, notre activité en tant que transformateurs géochimiques est extrêmement significative. Il faut se rendre compte que l’humanité produit aujourd’hui 10’000 fois sa propre masse sous forme de masse anthropogène. Celle-ci consiste surtout en béton, agrégat et briques. Les métaux (surtout l’acier) ainsi que l’asphalte utilisé pour la construction de routes contribuent à plusieurs milliards de tonnes par année.

De plus, nous soutirons annuellement de l’écorce terrestre un total de 10 milliards de tonnes d’énergie fossile sous forme de gaz naturel, de pétrole et de charbon – de la biomasse morte. En conjonction avec des composants minéraux de l’écorce terrestre et de produits de la biosphère comme le bois, le coton ou le cuir, nous les transformons en matériaux de construction, matières plastiques, produits chimiques et pharmaceutiques etc. A part les aliments, il s’agit de la myriade de produits par lesquels nous entretenons notre standard de vie extrêmement élevé.

L’humain agit donc en tant que transformateur géochimique et dans une moindre mesure géophysique de l’écore terrestres, de l’hydrosphère et de l’atmosphère. Le produit anthropogène le plus important au niveau quantitatif est le béton: il est utilisé à raison de 700 gigatonnes par an pour réaliser des constructions de toute sorte. A cet effet, on a besoin de 4,1 gigatonnes de ciment ; le reste consiste en gypse, sable, gravats, pierre concassée, eau et acier. En deuxième position nous trouvons l’agrégat nécessité pour les remblais et le drainage de bâtiments, routes et voies ferrées.

Le fait que la masse anthropogène atteint la masse biogène vivante est une borne significative dans l’histoire de l’humanité et devrait nous faire réfléchir. D’autant plus qu’il est extrêmement invraisemblable que l’on pourra freiner le dédoublement de la masse anthropogène tous les vingt ans. Ce trend va presque certainement continuer, d’autant plus que la population mondiale augmente d’un milliard d’individus tous les 12,5 ans. Tous ces humains attendent que leur standard de vie s’améliore constamment, ce qui inclut la mobilité à bas prix. Celle-ci n’est pas réalisable sans combustibles d’origine fossile. Dans l’anthropocène, l’homme a définitivement asservi la Terre ; les conséquences en sont incertaines et potentiellement désastreuses.

Source: Emily Elmhachan et al., Nature 588, 442 (2020)