Le procès pour contrefaçon horlogère qui vient de se terminer à Paris contre la plateforme «La Genèverie» nous invite à revenir sur un chapitre peu connu de l’histoire horlogère suisse.
Aux mois de mars et d’avril 2024, le tribunal de Paris s’est penché sur la plus grosse affaire de contrefaçon horlogère jamais jugée en France. L’accusé principal, Julien V., a été condamné à une amende de 206 millions d’euros, ainsi qu’à quatre ans et demi de prison. Basé en Thaïlande, entre 2019 et 2022 le prévenu a fait fabriquer en Chine des milliers de copies de montres de luxe, quelques 9000 à 12’000 pièces selon les calculs des enquêteurs. Les montres étaient vendues à travers «La Genèverie», une chaîne cryptée accessible sur Telegram et Snapchat.
«La Genèverie» offrait plusieurs gammes de produits, dont essentiellement des fausses Rolex, mais aussi des Patek Philippe, des Cartier ou des Boucheron: la plateforme proposait des répliques de bonne facture, des doublettes – c’est-à-dire des faux munis de vrais numéros de série – ou encore des assemblages de pièces authentiques. La Fédération horlogère suisse, qui a salué la décision de la chambre correctionnelle parisienne, a estimé que ce marché a causé plus de 360 millions d’euros de préjudice aux marques helvétiques.
La Suisse, centre de la contrefaçon horlogère au 18e siècle
Bien que les ouvrages d’histoire horlogère n’en parlent que peu, il fut un temps où la contrefaçon horlogère était une pratique fort répandue dans les centres horlogers helvétiques. Au 18e siècle notamment, la copie illicite de montres dites «à la française» et «à l’anglaise» constituait, en effet, un secteur très lucratif. Ainsi, si un procès contre «La Genèverie» s’était déroulé à l’âge des Lumières, les rôles entre parties lésées et plaignantes auraient été certainement inversés. Au banc des accusés, on aurait vu comparaître des horlogers et marchands genevois et, peut-être, quelques complices neuchâtelois et français. Du côté des plaignants, on aurait entendu s’exprimer les membres de l’élite horlogère parisienne. Julien Leroy, Jean-Antoine Lepaute, le Neuchâtelois Ferdinand Berthoud ou encore Jean Romilly, émigré d’origine genevoise, auraient dénoncé à voix haute les procédés frauduleux et déloyaux de leurs collègues romands.
Plus précisément, sur quels éléments aurait porté l’acte d’accusation? Divers témoignages laissés par les artisans de l’époque nous renseignent à ce sujet. Cédons-leur donc la parole, à commencer par Romilly, auteur de plusieurs articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Dans une lettre de 1765, ce dernier raconte au philosophe et écrivain Jean-Jacques Rousseau – lui-même fils et petit-fils d’horlogers – comment ses compatriotes Genevois s’approprient son nom et son succès, en compromettant les bénéfices et la crédibilité de son atelier.
Le système est simple. Pour profiter de la demande de plus en plus forte de montres dans le royaume, les horlogers de la cité de Calvin signent avec des noms étrangers les montres de basse qualité qu’ils produisent ou dont ils se procurent les mouvements dans les montagnes neuchâteloises. Même les horlogers genevois formés dans l’atelier de Romilly par «esprit patriotique» opèrent de manière similaire. La supercherie les pousse carrément à faire confectionner à Paris des boîtes de montre gravées faussement avec le nom de Romilly. Dans ces boîtes trouvent place des mouvements de peu de valeur; les montres sont ensuite vendues dans les provinces, en laissant croire aux clients que les Genevois ont directement fourni les calibres à Romilly. À ce propos, l’horloger ironise: «À Paris, l’on qualifie cela de fraude de faussaire; à Genève, c’est tout autre chose».
La demande au roi
Une requête adressée au pouvoir royal dans les années 1750 par Julien Leroy, figure incontournable de l’horlogerie parisienne, confirme la présence massive des contrefaçons genevoises sur les marchés français: «Les Genevois inondent toutes les provinces méridionales du royaume avec leurs méchantes montres», dit-il en demandant à Louis XV d’intervenir. Dès lors, il incite les maîtres horlogers à la notoriété établie à publier davantage dans la presse afin d’éduquer la clientèle à reconnaître les ouvrages de qualité. Lepaute et Berthoud suivront fidèlement ce conseil. Leurs livres illustrés sur le savoir-faire horloger sont entre autres une réponse aux attaques portées par l’horlogerie genevoise à la réputation et à la légitimité des ateliers français.
Leroy s’insurge surtout contre un réseau de marchands genevois, une douzaine au total, qui monopolise le business des copies illicites à Paris et abuse de la confiance des acheteurs. Ces commerçants misent sur l’esthétique des boîtiers en or trompeurs ; en France, s’applique l’obligation de travailler l’or à 22 carats, alors qu’à Genève on utilise du 18 carats qu’on poinçonne cependant à 22 carats. À l’intérieur de ces écrins, qui conservent mal leur forme car trop légers, on insère des mouvements médiocres. Pour duper les contrôles et rendre les pièces plus lourdes, les Genevois utilisent du cuivre et du parchemin.
Aux dires de l’horloger, uniquement dans la capitale des centaines de ces montres s’écoulent annuellement, dégageant des milliers de livres de bénéfice. Leroy cite notamment les revenus de quelques négociants appartenant aux familles Mussard ou Argand, qui approchent les 18 000 livres. Mais la palme revient aux Duval – Louis et son fils David – qui auraient gagné 100 000 livres en huit ans. Le salaire d’un Parisien atteint difficilement, quant à lui, les 1000 livres par année.
Les éléments fournis par Leroy et Romilly suffiraient aujourd’hui pour ouvrir une enquête et instruire un procès dont l’issue, cela va sans dire, ne serait pas favorable à l’image d’une certaine horlogerie suisse. L’histoire peut parfois nous être utile pour affiner notre conscience et élargir les perspectives de notre compréhension du présent.
Rossella Baldi