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Fabrika, cadranier entre réalité et ambition

Fabrika a le savoir-faire. Et la capacité. Mais l’entreprise oscille entre deux rôles: sous-traitant, un statut qu’elle assume et revendique, et fournisseur, un besoin qu’elle doit renforcer pour exploiter son plein potentiel opérationnel.

Le boom horloger de 2023 a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs, parmi lesquels Fabrika. En 2022, Alexandre Ciaramella décide de fonder l’entreprise, marquant un tournant après quinze années passées dans le secteur, notamment à la tête d’une entreprise de sous-traitance pour l’industrie du cadran. Une conjoncture opportune le convainc de franchir une étape: créer une société qui sort du schéma de la sous-traitance, capable d’offrir une alternative au marché. Un pari ambitieux, accompagné de son lot de défis. Il reprend les locaux de l’ancienne manufacture de cadrans Someco, à Cormondrèche, qu’il rénove de bout en bout et équipe d’un parc machine dernier cri. Il s’engage aussi dans la formation de ses employés: chez un cadranier, de nombreux postes n’ont pas de cursus dédié et nécessitent un apprentissage sur le terrain, assuré en interne. Fabrika s’est d’abord positionnée exclusivement comme sous-traitant, notamment en capitalisant sur ses compétences en laquage et polissage. En 2023, l’entreprise a d’ailleurs réalisé 800’000 opérations de sous-traitance.

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La maîtrise du dégradé, signature technique de Fabrika, consiste en une transition graduelle entre deux ou plusieurs couleurs ou tons, créant un mélange fluide et harmonieux.

Une diversification nécessaire

Mais au-delà de ces performances chiffrées, la réalité est qu’aujourd’hui, la Fabrique a besoin de se diversifier de son statut de sous-traitant et de briguer davantage de mandats en tant que fournisseur, condition essentielle pour occuper pleinement son outil de production, assurer son développement à long terme et faire face au marché qui ralentit (et remet en cause les volumes sur lesquels reposait son activité de sous-traitance). La dualité est délicate.

Alexandre Ciaramella doit jongler avec des contraintes multiples qui structurent l’industrie. D’une part, les «gentlemen’s agreements» établis entre cadraniers et sous-traitants imposent des limites tacites: ne pas entrer en concurrence, ne pas solliciter directement les Maisons, rester dans le rôle convenu. D’autre part, les habitudes conservatrices des grandes marques compliquent les évolutions, car elles préfèrent minimiser les risques liés au changement. Dans l’univers de l’horlogerie, les marques privilégient en effet souvent les acteurs historiques, perçus comme des partenaires fiables, notamment en temps de crise. Les jeunes entreprises, malgré leur réactivité et leur dynamisme, peinent parfois à rassurer sur leur solidité à long terme, un critère essentiel pour des clients investissant dans des projets pérennes. L’entreprise se trouve donc à chercher un équilibre délicat: conjuguer son ambition de croissance avec son positionnement dans un écosystème très établi, où ses clients peuvent aussi devenir des concurrents, menaçant ainsi la stabilité de ses relations.

La transparence comme ligne de conduite

Interrogé sur les éventuelles réticences de sous-traitants à collaborer avec Fabrika en raison de son ambition de renforcer son positionnement de fournisseur-cadranier, Alexandre Ciaramella répond avec franchise: «Je ne le cache pas. Je joue toujours la transparence totale. On sent que ça peut déranger. Certains, s’ils le peuvent, essaient de ne pas nous sous-traiter du travail.» Et d’ajouter: «Je ne ferai jamais de concurrence directe à nos partenaires, c’est un principe essentiel pour moi. J’ai besoin de ces clients autant qu’ils ont besoin de nous; c’est préserver la collaboration entre les acteurs et témoigner de la loyauté qui structure notre industrie.» Les clients directs actuels sont arrivés naturellement, lorsque le boom horloger a entraîné une surcharge de travail pour les cadraniers historiques, les incitant à délaisser les projets complexes ou en petites séries. Cette situation a offert à Alexandre Ciaramella et à ses équipes l’opportunité de se positionner sur ce segment de marché. «Maintenant, il s’agit surtout de façonner notre communication et non d’établir une stratégie. De nombreuses personnes pensent que nous nous limitons au cadran laqué. Mais notre expertise va bien au-delà: polissage, usinage, décalque, SLN, galvanoplastie, appliques… Je souhaite pouvoir présenter toute l’étendue de notre savoir-faire.»

Singer, des intérêts complémentaires

De l’autre côté du spectre, à Boudry, il y a Jean Singer & Cie SA. Son slogan, «Cadranier indépendant depuis 1919», fait exception dans le paysage des professionnels du cadran. En effet, de nombreuses fabriques ont rejoint des marques ou été rachetées. Et le terme très galvaudé désigne aujourd’hui différentes typologies et réalités. Joris Engisch est incontestablement à la tête de l’une des plus grandes entreprises de cadrans de Suisse, familiale de surcroît, ce qui ne l’empêche pas d’également œuvrer comme sous-traitant pour une expertise particulière, le PVD.

Loin de voir l’émancipation de Fabrika comme une menace, il accueille favorablement la volonté de déploiement de son confrère. «Fabrika se positionne sur un secteur de niche, axé sur l’artisanat, les petites séries et des produits à forte valeur ajoutée, tout ce que nous ne privilégions pas dans notre approche. Cela crée une complémentarité intéressante, nous permettant d’orienter certaines demandes vers une alternative dédiée; une démarche bénéfique pour toutes les parties», explique le directeur.

La complémentarité dépasse le simple partage de clients. Elle englobe les savoir-faire techniques et l’équipement industriel. Lorsque Fabrika a commencé à assurer de la sous-traitance pour Singer, la collaboration a marqué un tournant. Les équipes de Boudry ont partagé leur expertise, permettant à Fabrika de se hisser rapidement au rang d’acteur reconnu sur le marché et de les appuyer. À l’origine spécialisée dans le laquage et le polissage, Fabrika a pu enrichir ses compétences grâce à ce partenariat, intégrant des techniques d’usinage et de contrôle de qualité. En tant que fournisseur, Singer a eu besoin d’un sous-traitant efficace et capable, et a tout mis en œuvre pour que Fabrika puisse répondre à ses exigences.

Joris Engisch étaye son propos et offre une perspective qui illustre avec précision l’essence de la démarche de Fabrika: «Il n’est jamais facile de sortir de sa zone de confort. Cela demande du temps, des ressources, et parfois d’essuyer des échecs. Beaucoup en rêvent, mais peu s’y engagent. Alexandre Ciaramella, lui, va jusqu’au bout de ses idées.»

Nicole Kate

Photo: Dans le département assemblage, un cadranier expert pose un index avec précision.

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