Fernand Braudel, historien français du XXe siècle, n’a pas manqué de le souligner: «Faire un détour par l’Histoire peut s’avérer nécessaire, si tant est qu’il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va». Et en gemmologie, où va-t-on? Les laboratoires gemmologiques abritent désormais des machines monstrueuses, des spectromètres, des sondes Raman et autres instruments qui recrachent des spectres d’absorption, des pics, des creux … Mais avant tout cela? Quels ont été les instruments les plus utilisés et qui nous ont permis d’identifier un grand nombre de pierres, de traitements, d’imitations, de synthèses?
L’histoire de la gemmologie débute et se perpétue avec la loupe. La lentille de Nimrud ou lentille grossissante de Layard est, sans doute, le plus ancien «instrument optique» jamais découvert. Au cours de fouilles menées à Kalkhu (Irak), l’une des plus grandes villes de la Mésopotamie antique, Austen Henry Layard a découvert, en 1845, dans la chambre encore jamais explorée d’un palais, un disque de quartz qui a été immédiatement identifié comme une lentille. Sous un amas d’émaux bleus, d’objets décoratifs et d’une petite bouteille de verre gravée au nom du roi Sargon, la trouvaille a pu être datée du VIIIe siècle avant notre ère.
Tout commence avec la loupe
Les lentilles grossissantes sont des lentilles convexes qui concentrent la lumière et agrandissent l’image d’un objet. Leur découverte est attribuée au scientifique arabe Ibn al-Haytham (965-1040), également connu sous le nom d’Alhazen. Ce dernier a étudié la réfraction de la lumière à travers des lentilles et a retracé ses expérience dans un livre intitulé «Kitab al-Manazir» (Le Livre des Optiques). Il y a décrit les propriétés des lentilles et leur utilisation pour améliorer la vision. Ses travaux ont influencé les scientifiques européens de la Renaissance, tels Roger Bacon et Leonard de Vinci, qui ont également exploré les propriétés des lentilles. Aujourd’hui, la loupe est un petit instrument qui se glisse dans la poche, agrandit l’image 10X, et vaut une vingtaine de francs et jusqu’à 500 dollars.
Le polariscope, une paire de lunettes de soleil
Le polariscope moderne est facile à utiliser et à transporter ce qui n’a pas toujours été le cas au courant du XIXe siècle. Utilisé pour distinguer les pierres monoréfringentes des pierres biréfringentes, les gemmes uniaxes des gemmes biaxes et observer les tensions dans certaines matières, il se compose de deux filtres polarisants disposés perpendiculairement l’un par rapport à l’autre: le polariseur et l’analyseur. Le polariseur contraint la lumière à osciller dans une seule direction alors que l’analyseur examine la lumière transmise après qu’elle ait traversé la pierre. Le concept de polarisation de la lumière a été révélé par l’ingénieur, physicien et mathématicien français Étienne-Louis Malus (1775-1812), en 1808. Le polariscope, en tant qu’instrument, a été développé au cours du XIXe siècle pour diverses applications scientifiques, industrielles et gemmologiques.
Le réfractomètre, un instrument majeur
Le réfractomètre est un instrument indispensable en gemmologie. Que ferions-nous sans ce petit appareil qui ne paie pas de mine? Outre l’identification du/des indice(s) de réfraction de la pierre étudiée, il nous permet de déterminer la biréfringence et le nombre d’axes optiques dans la pierre ainsi que son signe optique. Cependant, nous n’avons pas le monopole de l’utilisation d’un réfractomètre et celui qui permet aux vignerons, par exemple, de mesurer le taux de sucre dans l’alcool n’a pas du tout le même aspect que le nôtre.
Ernst Karl Abbe, co-propriétaire de Carl Zeiss
Que vous soyez ou non familier avec l’optique, le nom de Carl Zeiss ne peut pas vous être inconnu. Ce fabricant allemand de microscopes scientifiques, de télescopes astronomiques, de planétariums et d’autres systèmes optiques avancés est aussi l’artisan de verres de lunettes très haut de gamme. Un des propriétaires de ce grand nom de l’optique, aux XVIIIe et XIXe siècle, fut Ernest Carl Abbe, un physicien et industriel allemand issu d’une famille pauvre et qui a fait toutes ses études grâce à des bourses. On lui doit de nombreuses contributions remarquables au niveau de l’optique et, surtout, l’invention du réfractomètre qu’il développe dès 1869. En 1889, il met au point un objectif apochromatique en utilisant les nouveaux verres fabriqués par Otto Schott et Carl Zeiss. Cet objectif permet d’obtenir des images nettes et sans aberrations chromatiques.
De quand date le microscope?
S’il y a un instrument qui s’est beaucoup transformé depuis les XVIe et XVIIe siècle, c’est bien le microscope. Ce binoculaire ou trinoculaire sans lequel nous ne pourrions pas faire grand-chose, n’a pas toujours ressemblé à ce qu’il est de nos jours. Puisque nous étions dans les verres de lunettes, penchons-nous sur celui à qui l’on attribue souvent la création du premier microscope, Zacharias Janssen (1588-1631), un fabricant de lunettes hollandais. Il semblerait qu’il soit le premier à avoir l’idée de superposer deux lentilles convexes dans un tube coulissant afin de grossir l’image jusqu’à 9X. Ça devait plutôt ressembler à une longue vue qu’à un microscope mais c’était déjà un gros progrès. En 1609, c’est le grand Galilée, qui construit un appareil qu’il nomme «occhiolino» composé d’une lentille convexe et d’une lentille concave. Mais le nom de «microscope» n’apparaîtra pas avant 1645.
Le «père de la gemmologie moderne» entre en jeu
Quand le Dr Eduard J. Gübelin naît, en 1913, le microscope s’est déjà bien amélioré mais c’est le lucernois qui lui apportera de nombreuses améliorations et ses lettres de noblesse. Etudiant aux universités de Zürich et de Vienne, il obtient un doctorat en minéralogie en 1938. Titre en poche, il part aux Etats-Unis où il devient l’un des premiers étudiants en résidence du tout nouveau Gemological Institute of America (GIA), fondé par Robert M. Shipley en 1931. Le « Docteur » comme tous les gemmologues suisses continuent à le nommer, même vingt ans après sa disparition, était issu d’une famille de détaillants en bijouterie-horlogerie. Il était donc conscient de la nécessité de différencier les pierres naturelles, des synthèses de Verneuil mises sur le marché dès 1902 et de différentes imitations aux noms parfois folkloriques. Dès 1907, le chimiste français Auguste Verneuil avait transformé son laboratoire en une installation à grande échelle produisant environ … 1000 kilogrammes de corindons synthétiques.
Articles et livres
Le «Docteur» a créé et/ou apporté d’importantes modifications à de multiples instruments. Il a participé à de très nombreux congrès à travers le monde pour apporter la bonne parole gemmologique, a écrit des centaines d’articles dans diverses langues, rédigé de nombreux livres des plus simples (Editions Silva) aux plus complexes. Dès ses études aux USA, il avait développé un grand intérêt pour l’étude des inclusions dans les gemmes et leur importance pour l’identification des pierres. C’est ainsi qu’il a ravi, année après année, de nombreux congrès avec ses diapositives qui permettaient à tout un chacun d’observer les pierres jusque dans leur cœur. Sa formidable collection de plus de 5’000 spécimens a été acquise, il y a quelques années, par le GIA.
Les principaux instruments gemmologiques de base viennent d’être décrits. Dans un prochain numéro de Gold’Or, nous nous attacherons à exposer les instruments les plus modernes qui ne sont plus à la portée d’un gemmologue, même éclairé, mais qui permettent aux laboratoires d’aller encore plus loin dans la recherche.
Catherine De Vincenti